Aujourd'hui, je n'ai pas fait grand'chose — mais je l'ai fait avec plaisir. Oh, ce n'était rien, trois fois rien. Seulement quelques HLM en enfilade. Cela faisait quelques semaines que je les prendrais bien en photo, ces pâles bâtiments, que borde un grand terrain vague herbeux l'été, boueux l'hiver, pourvu que le temps soit plutôt blanc. Aujourd'hui, croyais-je, j'imaginais avoir la bonne couleur, le bon éclairage. Comme si Soleil et nuages travaillaient pour moi. Évidemment le ciel a ses caprices qui ne correspondent pas toujours aux miens. Et il suffit de parcourir quelques kilomètres en train pour que mon paysage imaginé soit trop ensoleillé.
Bah ! Qu'importe ! J'étais là... Autant faire quelque chose. D'abord s'installer, ouvrir le sac à dos, assembler tous les éléments, le vent dans le dos pour protéger un peu le matériel des poussières. D'abord la poignée, ensuite le prisme. Allumer. Cadrer.
Ah non, tiens, cadrer, ça ne marche pas. Trois pas en arrière, quatre kilos dans les mains. Deux, trois, vingt pas sur la droite, le sujet bien au centre à cause de la parallaxe. À ras du sol ? Non ? Debout, accroupi ? Ah ! Tiens, mon matériel vient de prendre deux kilos, ai-je l'impression. Je ne déclenche toujours pas. J'ai mis du 110 dans mon 67. Ça fait quoi ? Souviens-toi : dix poses ? Ne pas gâcher. Deux pas en arrière, trois pas sur le côté. Mh. Comme je n'ai pas de bascule sauf dans ma tête, optons pour une optique plus longue : il y a de la place pour le recul. Et, surtout, il y a le temps. 180 mm. Ah oui, c'est mieux, un peu trop serré tout de même... Tant pis pour ce que j'avais imaginé, improvisons lentement. Marchons jusqu'à l'exact endroit. Qui se trouve exactement, probablement, entre ici et trois mètres plus loin. Que cette distance serait courte en numérique ! Quelle est longue au moyen-format ! Ça pèse sur le bras... Est-ce de savoir que je n'ai que quelques poses à disposition, est-ce le poids qui ajoute à la solennité : je n'ose, pour tout dire, pas déclencher sans juger au préalable que tout est parfait.
Je jurerais maintenant que mon appareil pèse 223 kilos. Mais, l'instant d'après, c'est oublié : j'ai déclenché sans presque y penser ! Comme si une fois que tout a été pesé et soupesé, une fois que tout apparaît agencé, il n'y avait plus rien à penser : c'est le doigt qui sait.
Une demi-heure, une heure, je ne sais plus. Mais une photo. Il m'en reste neuf autres à faire : ça peut prendre du temps. Hé bien, je le donnerai.
Je suis reparti sans aucune pensée. Ah si, une m'a traversé, dix minutes après. J'avais fait confiance à la mesure de la cellule pour l'exposition. Je voulais surexposer. Oublié. Obligé d'y retourner, une prochaine fois. Mais maintenant je connais l'exact endroit. Pourtant je sais que je marcherais tout autant pour retrouver le parfait centimètre carré.
À l'arrivée, je crois que ma photo sera moyenne, plutôt banale... mais quel plaisir !